Montréal, le 26 février 2018

M. Sébastien Proulx
Ministre de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur
1035, rue De La Chevrotière
Québec (Québec) G1R 5A5

Objet : Lettre ouverte concernant l’accès à l’école pour les enfants à statut d’immigration précaire

M. le ministre et à qui de droit,

Suite à l’adoption du projet de loi 144 le 9 novembre 2017, nous, le Collectif éducation sans frontières, souhaitons vous faire part de nos interrogations quant à la nouvelle loi et de nos recommandations pour les futurs règlements et directives qui seront adoptés prochainement pour sa mise en place. Nous rappelons que Le Collectif travaille pour que toute personne, peu importe son statut migratoire ou celui de ses parents, ait accès à l’éducation publique.

Un élément primordial pour l’application de la loi en matière d’accès à l’éducation gratuite reste toujours inconnu à ce jour. En effet, il n’a toujours pas été clarifié comment les titulaires de l’autorité parentale d’un enfant auront à démontrer qu’ils sont domiciliés habituellement au Québec et ainsi faire valoir leur droit à la gratuité des services du préscolaire au secondaire.

Concrètement, les documents exigés seront-ils similaires à ceux actuellement demandés pour faire foi de leur adresse et est-ce que de telles preuves seront suffisantes pour établir le domicile habituel (tel qu’entendu par exemple par le Protecteur du Citoyen et indiqué dans sa lettre du 5 septembre 2017)? Nous croyons que de telles consignes clairement énoncées pourraient grandement réduire les refus d’inscription dont nous avons été témoin.tes, surtout si les agent.es d’inscription n’ont plus l’option de refuser l’inscription à des personnes qui détiennent de telles preuves.

Nous rappelons qu’une pratique inclusive de détermination du domicile habituelle doit se faire sans demande du statut d’immigration afin d’empêcher la déscolarisation des enfants de familles qui se désistent du processus d’inscription par crainte de divulguer leur vulnérabilité liée à leur statut. Suite à l’adoption de l’article 3.2 du projet de loi, qui interdit justement à obliger les familles à présenter une preuve de leur statut d’immigration, nous attendons une application stricte de cet article par les acteurs du milieu scolaire en leur interdisant de demander des informations sur le statut migratoire de toutes familles, quelle que soit leur situation. Similairement, dans l’esprit de ce même article, nous demandons qu’il soit interdit aux commissions scolaires ou écoles de demander systématiquement aux familles la permission de communiquer avec Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada ou Immigration, Diversité et Inclusion Québec.

D’autre part, le manque de documents concernant l’identité ou les liens de parenté (documents périmés, perdus ou confisqués par les services d’immigration) de certaines familles continuera à être un obstacle à l’inscription, et ce même si les exigences sont limitées principalement à des documents d’identité et d’adresse (et non d’immigration ou d’établissement). Suivant la recommandation du Barreau du Québec, nous demandons « qu’une déclaration écrite des parents établissant leur domicile sur le territoire d’une commission scolaire québécoise soit considérée comme une preuve de domicile suffisante ». Si vous choisissez de ne pas répondre à cette demande, nous demandons que tous documents reconnus par le Ministère comme justificatifs d’adresse (par exemple le bail) le soient également par les commissions scolaires. Nous rappelons également qu’il est important d’insister auprès des commissions scolaires pour qu’une deuxième preuve d’adresse ne soit pas demandée.

Nous rappelons que certains documents sont exigés lors de l’inscription afin d’attribuer d’un code permanent, et non pour des questions d’accès à la gratuité, incluant des documents liés à l’immigration que certaines familles n’ont pas. Il faudrait ainsi pour empêcher des refus d’inscription que des modifications soient apportées aux exigences demandées pour l’attribution d’un code permanent.

Nous demeurons vivement préoccupés par la possibilité que des agent.es d’inscription puissent refuser l’accès gratuit à l’éducation à certains enfants. Par exemple à Toronto, malgré la loi, les politiques, et les rappels du Ministère de l’Éducation et du Toronto District School Board, la non-scolarisation persiste, due en grande partie à la complexité des règlements qui mènent à des interprétations différentes en fonction des personnes qui pensent appliquer la loi d’où l’importance d’instructions claires.

Nous rappelons que nos inquiétudes et nos demandes sont basées sur des expériences vécues, où nous avons notamment vu des familles sans statut, à risque de déportation, ainsi que d’autres familles à statut précaire se faire coller l’étiquette de touriste lors de leur passage à une commission scolaire. Similairement, il n’est pas clair pour nous si certaines familles pourraient être jugées comme ayant des demeures « non habituelles » au Québec ou étant « en provenance de l’étranger ». Nous croyons qu’une approche claire et surtout inclusive serait d’une importance primordiale pour éviter une implémentation morcelée, peu efficace qui pourrait laisser place à des jugements personnels qui ne doivent plus être tolérés dans le système d’éducation du Québec.

De plus, nous avons toujours des inquiétudes concernant les enfants vivant au Québec dont les détenteurs de l’autorité parentale sont domiciliés ailleurs. Ces enfants seront-ils alors toujours victimes d’exclusion alors qu’encore une fois tout enfant devrait avoir accès à l’école gratuitement et ne pas souffrir de sa situation personnelle?

Nous espérons que des formations par le ministère et les commissions scolaires seront adéquates et continues (notamment ceux auprès des personnes responsables des inscriptions) afin d’éviter diverses situations préoccupantes qui mènent à l’exclusion d’enfants du système scolaire. Nous considérons qu’il faut un changement de culture au sein du système scolaire pour qu’il soit largement compris que l’exclusion d’enfants du système scolaire est intolérable.

Finalement, nous rappelons notre recommandation de longue date d’une campagne multilingue d’informations auprès du grand public, afin que les familles sans statut soient au courant des changements concernant leur droit à l’éducation. De plus, il serait pertinent que ces familles puissent contacter une ressource adéquate, non gouvernementale en cas de questions ou de problèmes. Vu le peu de temps entre la dévoilement des règlements et directives du changement de loi et la rentrée 2018, il serait d’autant plus important qu’une stratégie de communication soit prévue rapidement.

Espérant que votre réponse peut nous éclairer sur certains points, nous vous prions d’accepter, Mesdames, Messieurs, l’expression de nos sincères préoccupations.

Le Collectif éducation sans frontières
1500 de Maisonneuve O., suite 204
Montréal (Québec) H3G 1M8

en copie conforme :
Le Protecteur du Citoyen
La Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse
Messieurs Cloutier, Roberge et Nadeau-Dubois, critiques en matière d’éducation des partis de l’opposition

Résumé des recommandations :

1. Que le personnel à l’inscription n’ait plus la possibilité de décider, repousser ou bloquer l’inscription d’un enfant en raison de paiements exigés, de statut d’immigration, ou de manque de documents;
2. Qu’une preuve d’adresse soit suffisante pour établir la domiciliation habituelle (et ainsi la gratuité);
3. Qu’une déclaration assermentée soit une preuve d’adresse suffisante;
4. Qu’il soit strictement interdit de demander le statut d’immigration ou des documents d’immigration lors de l’inscription;
5. Qu’il soit interdit de demander systématiquement aux familles leur consentement pour communiquer avec Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada ou Immigration, Diversité et Inclusion Québec;
6. Que les commissions scolaires n’outrepassent pas les exigences de documents, soit en refusant des documents considérés acceptables par le Ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, soit en demandant des documents supplémentaires comme une seconde preuve d’adresse ou un document d’immigration;
7. Que les exigences pour l’attribution d’un code permanent soient modifiées afin d’éviter des refus d’inscription ou le désistement des familles de l’inscription en raison de leur peur de divulguer des informations ou en raison d’un manque de documents;
8. Que des mesures soient mises en place pour que les enfants dont l’autorité parentale ne demeure pas au Québec puissent accéder gratuitement à l’éducation;
9. Que la formation au sein du milieu scolaire soit efficace et continue, afin de refléter l’étendue du changement promis;
10. Qu’une campagne multilingue d’information auprès du grand public soit mise en place et qu’une ressource non gouvernementale soit joignable par des familles en cas de problèmes.